
Cet article retrace la réception de l’œuvre et de la figure de Pasolini dans les Cahiers du cinéma. D’abord considéré inclassable, Pasolini se retrouve vite soupçonné de manipulation esthétique et d’insincérité politique, malgré l’intérêt pour ses travaux sémiologiques. Entre recensions contradictoires sur un même film et silence sur la dernière partie de son œuvre, l’embarras des Cahiers du cinéma face à Pasolini révèle, entre malentendus et hantise, l’impureté provocatrice de son œuvre.
Mots-Clés: Réception ; Critique et cinéphilie française ; Controverses ; Cahiers du cinéma ; Esthétique du cinéma ; Structuralisme ; Marxisme.
Cet article s’intéresse à la réception problématique de Pier Paolo Pasolini, de ses premiers films à sa mort, dans les Cahiers du cinéma. On y trouve en effet nombre de malentendus conflictuels qui en révèlent autant sur les différentes évolutions de la revue que sur la difficulté de ses exégètes français à se saisir des films et de la figure du cinéaste. Comme le remarque Hervé Joubert-Laurencin, Pasolini « ne fut ni un auteur Positif, ni un auteur Cahiers », et, comme le rappelle Alain Bergala dans le numéro spécial des Cahiers en 1981, ce dernier était pour la revue un « cinéaste deux fois impur » : impur — c’est-à-dire coupable aux yeux de la tendance Cahiers — d’une part « de ne pas être un cinéaste issu du cinéma », d’autre part, « de ne pas être un cinéaste de l’inscription vraie, ni même de la révélation bazinienne ».1 Il se trouve en outre que la cinéphilie de Pasolini n’est pas du tout en phase avec celle de la revue, ce dernier dédaignant la majorité des cinéastes — classiques comme modernes — issus de la Politique des auteurs. Bertrand Levergeois, dans Pasolini. L’Alphabet du refus,Beginning of page[p. 118] cite une remarque de Pasolini : « Je n’aime aucun des mythes des Cahiers du cinéma, c’est-à-dire Hawks, Hitchcock, Ford. Et je déteste Eisenstein. »2 Jean-Claude Biette, proche du cinéaste (j’y reviendrai) évoque ainsi ses goûts :
Dans le cinéma américain, il détestait Hitchcock qu’il considérait comme un cinéaste creux et vide, il n’aimait pas Hawks, il n’aimait pas ce qu’il appelait le « cinéma classique de prose » idée qu’il a développée dans un texte paru aux Cahiers, « Cinéma de prose et cinéma de poésie ».3 Il n’aimait pas Ford, mais je crois qu’il avait dû en voir très peu. Et il semblait avoir une certaine sympathie pour Lang. […] Qu’on pût faire preuve d’invention dans un système de contraintes devait — en cinéma — lui paraître vain, du moins je le suppose. […] En ce qui concerne Bresson, Pasolini se limitait à une admiration laconique.4
L’inscription problématique du cinéaste dans les Cahiers apparaît de fait dès les premières mentions qui lui sont consacrées : en octobre 1961, à propos d’Accattone, découvert au festival de Venise, André S. Labarthe tente d’« étiqueter » le film avec un qualificatif rétrospectivement étrange, celui de « réalisme psychologique ».5 Et place déjà le cinéaste à un endroit problématique : Pasolini, dit Labarthe, a travaillé avec Mauro Bolognini, dont l’« influence » est ici « sensible » ; mais, note-t-il, la personnalité de Pasolini, est « suffisamment évidente pour que ce film, son premier film, ait à souffrir de ce contestable parrainage ». Labarthe, se plaçant explicitement au cœur de l’hollywoodophilie Cahiers, précise que Pasolini est romancier et que dans son film « la plupart des protagonistes y usent d’un dialecte particulier, argot saisi sur le vif difficilement accessible aux oreilles non prévenues. À plus forte raison aux nôtres, françaises, déplorablement rompues au slang de la série noire ». Il conclut : « D’inspiration nettement homosexuelle,Beginning of page[p. 119] Accattone évoque par moment le meilleur Visconti, le meilleur Fellini, peut-être le meilleur du cinéma italien. »
Quelques mois plus tard, à la sortie d’Accattone en juin 1962, la critique est confiée à Jean Collet, outsider qui écrit pour la première fois dans la revue et n’y interviendra qu’épisodiquement.6 Celui-ci s’ingénie à distinguer le film du néoréalisme, de Jean Rouch et de Richard Leacock, et analyse comment la figure manipulatrice de Pasolini prime sur l’attente rossellinienne. Il situe son film à l’opposé d’un « cinéma qui s’interdit de prévoir les gestes de l’acteur. Cinéma où l’auteur attend que ses personnages et son décor lui jouent des tours, lui fassent des surprises ».7 Dans Accattone le héros est placé, écrit Collet, en face du cinéaste « qui est dans le champ sans y être ». Ce film lui paraît plus proche du « surréalisme » : « ambigu, déchiré, donc une œuvre d’art ».8 La tentative d’éclaircir la geste pasolinienne et de distinguer le cinéaste parmi ses contemporains suspend ici l’évaluation, mais place néanmoins sa figure en miroir de son œuvre : la présence de l’homme apparaît en même temps que ses films.
En octobre 1964, Jean-Louis Comolli, rédacteur en chef, rend compte avec un certain scepticisme de L’Évangile selon saint Matthieu, découvert au festival de Venise. L’interrogation sur Pasolini en tant que cinéaste est posée en début d’article : « Avant tout, Pasolini n’est pas cinéaste. Il est peut-être écrivain, poète, menteur, penseur ou artiste, que sais-je, mais il n’a rien d’un cinéaste. »9 Pasolini, pour Comolli, s’efforce de « “faire du cinéma” et de “faire cinéma”. Aussi, écrivant, parlant ou pensant, il est sans doute plus cinéaste que filmant ». S’il loue le cinéaste d’avoir trouvé dans la réalité une matière de décors et de visages adéquats au texte princeps, Comolli voit dans les « défauts, fautes de récit » et « hésitations entre toutes sortes de styles » le mérite paradoxal de maladresses attachantes qui éviteraient l’hagiographie Beginning of page[p. 120] menaçant le projet d’adaptation.10 Le problème reste que Pasolini refilme « un film déjà fait », puisque l’Évangile est pour Comolli déjà du cinéma, déjà représenté : il aurait tenté de se saisir du texte en tant qu’ « événement sociologique : tel qu’il peut être vu par et à travers les yeux les plus vierges ».11 Mais « ceux de Pasolini le sont-ils ? », s’interroge Comolli.
Le film reste en effet pris dans ce qui apparaît au critique comme une maîtrise démiurgique stérilisante : Pasolini
a toujours une longueur d’écart, une image de trop, un travelling de travers sur l’instant privilégié, sur ce petit miracle qu’est à lui tout seul l’accomplissement d’une scène sous l’œil de la caméra. […] Ce qui fait qu’au lieu de créer la chose, que sais-je, la vie, la vérité, la poésie, le cinéma ici les désigne, les promet ou, plus tristement, finit par les illustrer.
La dimension de « surprise » (sous-entendu : rossellinienne) manque.
Comolli rejoint en fait sourdement les accusations (elles, ordurières) de Michel Cournot dans L’Observateur, qui parle « d’art pédé » et regrette la vision marxiste de Pasolini apposée sur le texte sacré.12 Finalement, selon Comolli
Privée de son auto-mise en scène, la Passion ne tient plus debout. Prise entre sa nature première de cinéma et le cinéma second de Pasolini, elle est boiteuse, et le drame branlant. Mais ce déséquilibre qui est d’abord un manque d’audace, est celui aussi de l’entreprise toute entière : le marxisme marié à la foi, c’est une croix tortueuse à porter. La dédicace du film à Jean XXIII n’arrange pas les choses. Il reste encore quelques marchands du temple.13
Semblant débusquer le catholicisme masqué de Pasolini, Comolli dessine une ligne d’attaque tenace aux Cahiers, qui va de pair avec une mise en doute de la sincérité du cinéaste, inaugurant une durable méfiance.
Néanmoins, lors de sa sortie, le film est au contraire loué par Michel Delahaye (pour sa part marxiste et catholique revendiqué) Beginning of page[p. 121] dans le n° 166-167 (mai-juin 1965).14 Lui aussi voit Pasolini comme un cinéaste venant d’ailleurs, mais qui a réussi à faire converger fidélité au marxisme et au catholicisme, stylisation et cinéma puissamment corporel. Le film impose pour lui une « évidence […] qu’on prend ou qu’on refuse, mais qu’on ne peut guère discuter ».15 Contrairement à l’accusation d’insincérité de Comolli, Delahaye remarque que Pasolini « réussit dans la mesure même où il se prive de toute échappatoire, et va droit au but ». Ce n’est que la première des multiples réceptions contradictoires qui vont se retrouver dans la revue.
Deux numéros plus loin, en août 1965, sont analysés quatre films inédits (en France) de Pasolini : Mamma Roma (par Comolli), La Ricotta (par Maurizio Ponzi), Enquête sur la sexualité (par Adriano Aprà) et Repérages en Palestine pour L’Évangile selon saint Matthieu (Edoardo Bruno).16 La recension de Comolli se révèle positive :
Mamma Roma est à la fois le délayé de ce que les gens de bon goût ne goûtent pas dans le cinéma de Pasolini — outrance, latinité forcenée, symbolisme grossier et misérabilisme — et le condensé de ce que nous avons le mauvais goût de trouver bon dans son œuvre : l’originalité d’une structure narrative, la réinvention de types, le franc-parler cinématographique et le prosaïsme comme fait de poésie.17 [je souligne]
Comolli en vient à défendre le cinéaste comme poète. C’est surtout que sa réputation de sémiologue commence à jouer en sa faveur. La revue va publier dans ses numéros suivants ses textes théoriques sur le cinéma, en commençant par « Le cinéma de poésie », issu de sa conférence faite en juin 1965 au festival de Pesaro.18 Parallèlement, un lien concret est établi avec Pasolini à travers deux rédacteurs de Beginning of page[p. 122] la revue. À l’été 1965, Jean-André Fieschi rencontre Pasolini pour lui consacrer un épisode de la série télévisée de Labarthe, « Cinéaste de notre temps » : Pasolini l’enragé (1966). Jean-Claude Biette, quittant précipitamment la France pour échapper au service militaire en 1965, fuit en Italie, rencontre Pasolini, lui donne des cours de français afin de lui permettre de lire les sémiologues et assiste au tournage de Uccellacci Uccellini, qu’il relate dans la rubrique « Petit journal » du n° 174 (janvier 1966).19 Il corrigera les sous-titres français et proposera la belle frappe du titre francisé : Des oiseaux, petits et gros. Et sera par la suite un assistant de Pasolini sur quelques tournages.
Outre la parution de ses textes théoriques, Pasolini publie dans le n° 179 (juin 1966) un texte de défense de Uccellacci Uccellini, « mon film le plus pur », s’expliquant sur son caractère de fable.20 Dans le même numéro, le film passé au festival de Cannes est l’objet d’une recension très enthousiaste (ce sera la dernière) de Jacques Bontemps pour qui « Pasolini inaugure un genre cinématographique sans précédent […] aboutissement provisoire de ses propres recherches », inventeur d’une « méthode pour déchiffrer la “fable du monde” ».21 Perçu comme un « chercheur » plus qu’un cinéaste, Pasolini peut ainsi devenir un auteur Cahiers, il est enfin — mais très provisoirement — saisi, grâce à ses propres textes. Pasolini échappe à la « désincarnation » conceptuelle de son cinéma, et même si le film n’est pas « tout à fait parfait » pour Bontemps, simplement « aux trois quarts sublime », il s’agit là d’une « œuvre clé ». L’article est relativement bref, et n’interroge pas les liens de ce film avec la culture française, pourtant au cœur de son propos. Néanmoins, preuve de son importance pour la revue, le film est projeté dans la iième Semaine des Cahiers (8–14 novembre 1967), dont le programme publié dans le n° 195 (novembre 1967) comprend un Beginning of page[p. 123] court texte élogieux de Fieschi ainsi qu’un long entretien avec Pasolini sur Œdipe roi (1967) et une critique de ce dernier film par Fieschi lors d’un compte rendu du festival de Venise.22 Ce dernier voit le film comme une « autoanalyse » de Pasolini, remarquant que « l’œuvre inverse volontairement les rapports habituels auteur-œuvre, et œuvre-spectateur » : elle piège le spectateur dans une posture de projection où celui-ci ne peut voir que ce qu’il y projette lui-même.23 Pasolini apparaît comme un auteur retors, dont la difficulté d’appréhension par la critique répondrait à son rapport au spectateur.
Les choses se gâtent ensuite un an plus tard avec deux recensions, dans le n° 206 (novembre 1968), de deux films de Pasolini : Œdipe Roi lors de sa sortie française (relégué dans une notule à la fin du numéro) par Dominique Aboukir (rédacteur occasionnel de la revue à la fin des années 1960) et surtout de Théorème, vu par Jean-Louis Comolli au festival de Venise. Tandis que la revue se politise de plus en plus à gauche en même temps qu’elle souscrit explicitement aux théories structuralistes ambiantes, tout se passe comme si les rédacteurs se retrouvaient finalement fatigués du style pasolinien et inscrivaient cette fatigue dans leurs textes. Aboukir voit Œdipe Roi comme « un film inégal, beau de ses aspérités, parfois même de ses ratages ».24 Ce film, ainsi que Théorème, « s’épuisent à en dire trop », et « l’arbitraire des procédés […] trahit à la fois l’ennui de devoir filmer des idées une fois que celles-ci ont été formulées et l’incertitude que l’auteur s’efforce justement de désigner » (je souligne). Beginning of page[p. 124]
Comolli, pour sa part, attaque Théorème, « démonstration rigoureuse d’un postulat diablement sacrilège », comme une œuvre qui s’épuise dans sa démonstration :
Une conséquence un peu navrante de la nécessaire rigueur de cette démonstration est que celle-ci, plus elle va, déçoit plus, qu’elle appauvrit son postulat à mesure qu’elle en remplit scrupuleusement les successifs termes, qu’elle restreint le champ des hypothèses et des questions […] et par là tire le film vers les platitudes de l’illustration.25
Ce que reproche surtout Comolli au film, c’est, comme il le révèle à la fin de son texte, d’avoir eu l’heur de plaire à l’Office Catholique International du Cinéma (OCIC), même si le prix obtenu a été doublé par une plainte du Vatican : « Pour se prêter à ces feux-croisés, Teorema ne doit être audacieux qu’à moitié. » Qualifié de « jésuitisme », ce film « aux retombées dérisoires », est donc vu comme une tentative duplice de jouer sur les deux tableaux, religieux et marxiste. Comolli en profite pour attaquer conjointement les cinq « miraculés » du film et l’un des défenseurs de Pasolini dans la revue, le rédacteur Michel Delahaye :
Par la grâce touchés, aussitôt ses miraculés se mettent à « changer de vie » (comme certaine naïveté contemporaine — Julian Beck, hippies, Michel Delahaye et sans doute Pasolini — en forme le vœu ici et là).26
C’est à propos de ce film que les Cahiers changent durablement d’orientation face à Pasolini, même si ce faisant, ils expriment aussi leur propre embarras face à son œuvre. En effet, pas moins de quatre articles seront consacrés à Théorème ! Trois numéros plus loin, dans la page des notules à la fin du numéro, Bernard Eisenschitz commence par louer le court-métrage qui accompagne le film de Pasolini (Le Mariage de Clovis de Daniel Duval, 1967), et écrit de Théorème : Beginning of page[p. 125]
Il est assez pénible de devoir dire du mal d’un film qui reflète si limpidement son auteur. Mais la sincérité de Pasolini peut-elle désormais suffire ? Dans le cas de Pasolini, elle conduit directement à l’OCIC, ce qui n’aurait rien de grave […] si la disponibilité à ce type d’opération n’était le fondement même du film.27
Avec la même insistance sur l’ennui que Comolli (celui des rédacteurs, réintrojecté dans l’œuvre du cinéaste), il décrit le film comme
un travail ennuyé, sans nerf, fait dans la lassitude de devoir filmer des idées, qui, implicites, donnaient vie aux œuvres précédentes, mais qui, près d’un an après avoir été exposées à loisir sur le papier, arrivent à l’écran desséchées et réduites comme les têtes des jivaros.
Eisenschitz conclut sur le fait que « Pasolini filme non plus ses films, mais l’image qu’une intelligentsia bourgeoise s’en fait ».
Deux numéros plus tard, en avril 1969 (n° 211), c’est Pascal Bonitzer qui, comme il le racontera plus tard, est missionné par la rédaction en chef pour « dire laborieusement du mal » du film de Pasolini.28 Dans un article effectivement assez embarrassé, il reproche au film le manque de dialectique qui préside à sa démonstration, et que sa parabole n’a rien de marxiste.29 Arrive alors le quatrième et dernier article : celui de Serge Daney.30 Bonitzer, dans un texte d’hommage à ce dernier, retrace sa publication :
[Le texte de Daney] était envoyé d’Italie. On me le laissa voir gentiment, et je fus frappé, d’abord par sa graphie […] ; ensuite par sa signature : Jean Bave ; enfin et surtout, moins par son contenu par que son ton, tellement contradictoire de ce que cette signature comico-crucifiée semblait dire. Calme, distant, marqué d’un indéfinissable sourire. Ça coulait tranquillement, sans se laisser arrêter par rien. J’y découvrais un nouveau visage du film, qui ne ressemblait en rien aux discours caricaturaux et réducteurs qui se le disputaient dans la presse.31Beginning of page[p. 126]
Malgré l’admiration de Bonitzer, c’est à son propre texte que la rédaction donne d’abord sa faveur, avant de publier finalement le texte de Daney lors du numéro suivant. Intitulé « Le désert rose », cet article écrit par un outsider (Daney, pigiste régulier mais distant, revient tout juste d’un long voyage en Inde) vient reprendre de l’extérieur, en les renversant, les précédentes lectures des Cahiers sur Théorème. D’un ton tranquille, aux phrases condensées et suivies d’un retour à la ligne, comme une démonstration mathématique ou une suite d’aphorismes nietzschéens (référence du moment), l’article de Daney est une petite machine ironique à l’égard de la revue.
Eisenschitz avait conclu son texte sur le fait que « Pasolini film[ait] non plus ses films, mais l’image qu’une intelligentsia bourgeoise s’en fait ».32 Daney semble prendre avec humour cette déclaration à la lettre : Théorème propose selon lui un « récit métaphorique de sa projection ».33 Un peu dans le sens de ce que Fieschi écrivait de Œdipe Roi (qui piégeait son spectateur dans ses propres ornières), Théorème « anticipe » les réactions de ses spectateurs, autant que les commentaires faits a posteriori sur lui par les intellectuels (et, a fortiori, les critiques de cinéma). Il prévoit le scandale avant sa sortie, les réactions suscitées pendant la projection, et les commentaires qu’elle induira :34
Comment ne pas voir que les divergences dans l’interprétation de Teorema sont déjà les voies différentes que choisissent ceux (la famille, désormais séparée) qui ont vécu une même expérience lorsque celle-ci est tarie. Comme si Pasolini ne savait pas qu’on parlerait de son film soit en terme religieux (le père, la bonne, la grâce, l’office catholique, etc.), « artistiques » (le fils, l’art moderne, l’art et essai, etc.) ou pornographiques (la mère). Sans parler de ceux qui se refuseraient à parler (la fille, l’aphasie). Nous entrons dans le domaine du commentaire, où nul n'a tort, ni raison.35
Ironie souveraine et jubilatoire d’une critique interne de la revue par l’intermédiaire du film. Daney adopte quelque peu ici la figure de l’émissaire de Théorème, mettant tout le monde en porte-à-faux.Beginning of page[p. 127] Néanmoins, le critique constate en conclusion de son texte que si le film se fantasme, dans sa réflexivité, comme « le dernier film », celui qui mettra à bas le système cinématographique, Pasolini reste « trop complice de ce qu’il dénonce. Condamné à plaire, même (et toujours) pour la dernière fois ». Le cinéaste s’apparente ainsi au dernier homme nietzschéen, dans une entreprise guettée par une forme de nihilisme. Daney modère en définitive les mérites de Pasolini et de son film, exposant l’aporie qui les cerne.
Cinq numéros plus loin (n° 217, novembre 1969) les Cahiers chroniquent la sortie de Porcherie. Là encore, le film « pose problème » à la revue, qui publie (fait extrêmement rare) l’un après l’autre, dans la rubrique des notules, deux textes consécutifs sur le film : le premier de Eisenschitz, le second de Daney.36 Chacun des deux auteurs s’accorde à ne pas donner d’importance au « contenu » du film, à ses thèmes, ses symboles (chrétiens) qu’ils jugent être exhibés comme des attrape-nigauds. Eisenschitz écrit que « la parabole atteint un tel simplisme que, une fois énoncée (lue), elle s’efface complètement ». S’il juge l’épisode avec Pierre Clémenti raté, celui avec Jean-Pierre Léaud lui semble admirable. Le film est pourtant, pour lui « le plus secret qu’on puisse imaginer, complètement bouclé, n’offrant aucune prise » comme s’il était enclos dans la tête de Pasolini. Daney, pour sa part, va de nouveau ironiser sur la lecture de Eisenschitz, dès le début de son texte en le montrant comme une assez simple « machine » :
Cette nouvelle machine à faire du sens est la mise en œuvre d’un jeu de mots assez simple : les mots corps et porcs sont dans un rapport anagrammatique, deux distributions différentes des mêmes lettres, d’une même Lettre […], de même que Porcile se donne comme le double récit d’un même événement. […] [D]ans Porcile, un jeune homme, au lieu d’aimer les corps, les mange ; un autre, au lieu de manger les porcs, les aime. C’est qu’ils se sont trompés de mot et donc de film. Leur transgression est d’abord le résultat fortuit d’une inversion dans les termes, d’une mauvaise lecture, d’une erreur de distribution, dont Pasolini assume toutes les conséquences, attentif à la naissance obligatoire d’(au moins) un sens. Le scandale n’est plus tellement dans la gravité ou l’horreur des thèmes abordés, mais Beginning of page[p. 128] de ce qu’ils (le cannibalisme, la zoophilie) aient été suscités sans nécessité, par jeu.
Daney conclut son analyse par une lecture derridienne, en assimilant les figures paternelles à un « logos » dévorateur, et finalement victorieux. Cette manière pour les Cahiers (renforcée à l’époque structuraliste) de « vider » les films de leur contenu scénaristique au profit d’un pur jeu sur les signifiants est très adroite : elle assimile Porcherie à Théorème. Mais ce faisant, Daney reste finalement proche de ce qui s’est écrit auparavant dans la revue : Pasolini, insituable politiquement, reste un joueur formel. Son engagement politique n’est jamais questionné, seul prime le paradoxe vivant du cinéaste, aux motivations insaisissables.
Entre 1969 et 1972, les Cahiers accentuent leur pugnacité politique et théorique, culminant entre 1972 et 1974 dans un maoïsme militant où l’esthétique du cinéma et les films cèdent le pas à des textes généraux dirigés vers les luttes politiques sur le front de la culture.37 Durant cette période, on constate une indifférence presque totale à Pasolini. La revue ignore Médée (1969). En juillet 1970, une notule sur le film à sketches Amore et Rabbia (1970) décrit, devant son épisode La Terre vue de la lune, la « paresse » du cinéaste et regrette ses précédents films.38 Aucun des trois opus de la « Trilogie de la vie » (Le Décaméron, 1971 ; Les Contes de Canterbury, 1972 ; Les Mille et Une nuits, 1974) ne fait l’objet d’article, même si le troisième est mentionné dans un article de Pascal Kané, consacré à la représentation de l’histoire au cinéma.39 L’auteur oppose alors Roberto Rossellini et ses films pour la télévision à Pasolini et son film pour leur donner tort à tous les deux, défendant une démarche brechtienne (à la suite de l’article est publié un extrait du Journal de Bertolt Brecht). Elle seule permettrait de figurer le « signifié » historique et de s’en saisir politiquement, sans illusion Beginning of page[p. 129] référentielle. Pasolini est ici mentionné, avec injustice, dans les marges de l’article : à travers les photos de presse données par le distributeur, dont Kané critique l’« orientalisme » donné en pâture, expliquant que la vision occidentale de la femme, refoulée, ferait néanmoins retour dans le film.
Ce numéro de la fin d’année 1974 inaugure une mise à distance (plutôt qu’une sortie totale) du maoïsme stérilisant. Pour leur retour à l’analyse esthétique, les Cahiers vont vite revenir, durant plusieurs numéros, à deux de leurs auteurs tutélaires : Jean-Marie Straub et Jean-Luc Godard. Les seules mentions de Pasolini figurent dans un entretien de Straub publié par la revue, où ce dernier est peu amène sur son travail. Déjà, en octobre 1970, Straub constatait que « la démarche de Pasolini dans ses derniers films au contraire [de la sienne] est de plus en plus idéaliste. »40 Fin 1975, il n’a pas changé d’avis, et déclare, lorsqu’il évoque son propre travail sur le son : « Les ondes que nous entendons dans un film de Pasolini sont restrictives. Elles n’enrichissent pas l’image, elles la tuent ».41 Ce qui n’empêche pas Pasolini de signer une pétition pour rétablir dans leur film Moïse et Aaron (1974) la dédicace manuscrite de Straub à Holger Meins, que veulent couper les télévisions allemandes et autrichiennes ainsi que le centre du cinéma allemand.42 Enfin, en mars-avril 1976, Bonitzer revient sur la ressortie de Mamma Roma, qu’il entend comme une « variation “matérialiste”, entendons anale, sur la crucifixion », au sein d’un article qui, tout en critiquant ses œuvres postérieures, écartèle le film sur le lit de Procuste d’un lacano-bataillisme qu’on lit aujourd’hui avec peine.43
La mort de Pasolini, survenue le 2 novembre 1975, aurait pu permettre aux Cahiers de faire le point, à l’occasion d’une nécrologie, sur un auteur marginalement « diffamé » dans leur page depuis leur parenthèse maoïste. Dans les mois qui suivent, aucun texte ne sera consacré Beginning of page[p. 130] à cette mort pourtant très commentée, non plus qu’à la projection remarquée de Salò au Festival de Paris le 22 novembre 1975. Outre le dédain dont fait l’objet Pasolini dans la revue, deux autres raisons peuvent expliquer ce silence : les Cahiers font à cette époque peu de nécrologies, et la revue (encore en grande difficulté financière) rate l’événement en publiant un numéro d’octobre–novembre, pas de numéro de décembre, puis un numéro en janvier 1976 (262–263), où est enfin mentionnée la mort du cinéaste, encore une fois marginalement. Ce numéro est consacré à la censure des films pornographiques (suite au passage de la Loi X votée le 30 décembre 1975), et aurait été l’occasion de commenter la censure de Salò en Italie et le classement pour les moins de seize ans en France. Las, Pasolini apparaît comme illustration, dans la marge d’un article de Serge Toubiana sur Numéro Deux de Godard. Évoquant le traitement scandaleux de sa mort dans les médias, l’article reproduit le fac-similé d’un article indigne du Parisien libéré (accompagné de la photo de son assassinat), qui déclare en conclusion :
Feu du ciel ? Justice immanente ? Simplement, en fait, le bâton d’un jeune dévoyé (son émule ?) de 17 ans qui devait avouer l’avoir achevé en l’écrasant avec sa propre voiture de sport. Feu du ciel ou matraque improvisée, le metteur en scène de Porcherie est bien, apparemment, victime des forces qu’il a déchaînées au sein d’une jeunesse que, par l’écrit comme par l’image, il poussait aux plaisirs malsains.44
Toubiana en profite pour développer un petit commentaire sur le journalisme, où la mort de Pasolini ne sert que d’exemplification, d’exorde à une pensée critique de l’information trouvée chez Godard — sans interroger bien sûr l’œuvre pasolinienne.
Marginalisation et silence, donc. Mais la mort de Pasolini continue à hanter la revue. Dans le numéro suivant, en février 1976, le scandale de la mort de Pasolini réapparaît à la fin d’un article de Jean-Pierre Oudart. Intitulée « Diffamations (fragments) », cette critique de Karl May (1974) de Hans-Jürgen Syberberg prend le film comme « prétexte » pour interroger la figure de l’artiste diffamé. Tandis que Beginning of page[p. 131] Syberberg évoque l’écrivain allemand fabulateur (1842–1912) et la dizaine de procès qui l’ont tourmenté sa vie durant, Oudart se penche sur d’autres auteurs scandaleux (d’Édouard Manet et son Olympia à Godard) concluant sur Pasolini. Il note cette « jouissance [de l’artiste] qui divise politiquement, [à travers] l’écriture ».45 La société condamne les artistes pour leur jouissance privée, explique Oudart, sans voir que celle-ci est le fait des gouvernants qui « jouissent de la crise » et des cinéastes du « bon sens ». La fin de l’article évoque les réactions à la mort de Pasolini :
Un procès en diffamation, ça ne cesse pas de s’écrire — et surtout, ça se met en scène. Gardez en mémoire la mort de Pasolini, et rappelez-vous comment la presse fasciste, de son vivant, alimentait ses accusations : homosexuel, penseur à gauche — penseur à gauche et artiste international — artiste international et homosexuel. Ce couplage n’est bien sûr pas indifférent : il s’agissait d’alimenter les pires fantasmes de parasitage de la société bourgeoise par ceux qu’elle ne cesse pas de réprimer, d’emprisonner ou de tuer. […]
Mais pourquoi cette décharge d’insultes à l’annonce de sa mort, ces écrits déchainés disposés en regard de sa dernière photographie ? Cette image couplée à ces injures criantes, qu’est-ce, sinon le retour de refoulé des photographies silencieuses et terrifiantes des morts de la Commune de Paris […], ici organisé en mise en scène sadienne comme le dernier acte du procès fait à un cadavre qu’il fallait rappeler à l’existence, évoquer vivant, pour alimenter encore la jouissance des lecteurs, pour la perpétuer même jusqu’à ce qu’elle s’avoue (sous le manteau de la sentence morale) : il a eu la mort qu’il cherchait, qu’il désirait […].46
C’est par l’intermédiaire d’une réfraction médiatique que Pasolini revient donc dans les Cahiers : comme sujet d’une diffamation publique analysée par une revue qui, ironiquement, l’ignorait encore peu avant. Il faudra attendre le numéro 275 de juillet-août 1976 pour lire enfin une courte mais dense recension de Salò (sorti sur les écrans le 19 mai 1976), dans la rubrique « Petit journal » (pas celle des longues critiques de film mais des ressorties, de sujets d’actualités ou de la télévision). Serge Daney la rédige, et elle est précédée d’un questionnaire envoyé à Enzo Siciliano, Ettore Scola, Alberto Moravia et Dacia Beginning of page[p. 132] Maraini — comme si la nécrologie de Pasolini était finalement confiée à ses proches.47 La première question posée est celle, pour une fois, des prises de positions politiques de Pasolini : « En France, Pasolini est surtout connu comme cinéaste. En Italie, c’est un homme qui intervenait partout. Peut-on parler de ses dernières activités et prises de position ? » Mais tous les interrogés réaffirment sa position d’écrivain, de poète, d’artiste, contredisant la question (Ettore Scola : « c’était un grand poète » ; Alberto Moravia : « les thèmes de sa polémique étaient ceux-là même de son œuvre littéraire et cinématographique »).
Dans son article, Daney revient sur Salò après les multiples commentaires qui ont été faits sur le film, notamment ceux d’un Roland Barthes qualifiant Pasolini « d’irrécupérable » (« personne en effet, semble-t-il, ne peut le récupérer » politiquement : ni à droite, ni à gauche).48 Daney commence par s’opposer à ce qu’il juge être des mauvaises lectures du film (film testamentaire, adaptation de Sade, étude des mécanismes d’adhésion du peuple au fascisme). Le film construit selon lui un hiatus : des maîtres incapables de désirer s’acharnent sur le plaisir imprenable d’un peuple homogène en âge (indifféremment victimes et jeunes bourreaux). Si Joubert-Laurencin y voit (comme il m’en a fait part) la résurgence d’un blâme très Cahiers envers un certain « populisme » du cinéaste, j’y verrais pour ma part la tentative, chez Daney, de retourner la question des rapports de force entre la maîtrise créative (avec ses tentatives d’appropriation) et la liberté du jeu cinématographique — évoquées dans les précédentes lectures de ses films. La maîtrise des maîtres sadiens se retourne contre le spectateur, comme l’explique Daney : Pasolini subvertit le mode de récit, sa fonction « d’embrayage ». La nouvelle machine infernale pasolinienne offre donc une expérience sur le pouvoir du regard et l’impossible appropriation d’un « reste » insaisissable, celui d’un plaisir que tous essayent sans succès de s’approprier (maîtres, spectateurs, mais aussi Pasolini). Daney achève son texte sur la figure de Pasolini, résumant en quelque sorte l’énigme qu’elle a posée aux Cahiers depuis le début : Beginning of page[p. 133]
Pasolini est condamné à une sorte d’innocence irrémédiable. Maître (d’école, puis artiste célèbre), mais maître diffamé, il est à une place à lui-même incompréhensible : deux groupes de corps, enchevêtrés par l’Histoire, forces de vie et de mort, font pour lui l’épreuve crucifiante de leur corps à corps imaginaire.
Il faudrait déplier entièrement cette formule : du « maître innocent » au « maître diffamé » (par les Cahiers aussi bien), sa « place incompréhensible », et la drôle de conjonction entre « forces de vie et de mort », corps à corps, crucifixion, qui ressemble assez à un éloge funèbre. Un an et demi plus tard, Daney développe justement cette notion d’innocence dans un article à propos du premier film de Biette (également responsable de la version « originale », doublée en français, de Salò) : Le Théâtre des matières (1978). Daney y analyse un étonnant « réalisme », sous la forme d’un « pacte » entre les mots et les choses, où les mots se « réalisent » à l’écran. Salò apparaît exemplaire :
Le réalisme, c’est aussi cela : être assujetti à un contrat où tout ce qui se dit peut aussi être montré, tout en sachant que cette conversion est rigoureusement impossible. C’est, plus particulièrement, du pacte entre les noms et les corps qu’il est question dans Le Théâtre des matières (nomen, le nom, ne signifie-t-il pas en latin pacte, contrat ?). C’est d’un autre pacte, tout aussi désespéré, qu’il est question dans un film comme le Salò de Pasolini, film bouleversant à force d’innocence, d’obstination à ne rien dire qu’on ne puisse sur-le-champ montrer, fût-ce le pire.49
L’émotion devant l’innocence paradoxale de Pasolini affleure, et le cinéaste se retrouve donc finalement réhabilité comme celui qui aurait tenté l’expérience limite de la figuration. Cette innocence, Daney en donnera beaucoup plus tard, dans Persévérance, une belle définition : « celui qui filmant le mal, ne pense pas à mal ».50 Entre expérimentateur et manipulateur, le joueur revient : Pasolini peut être comparé à un enfant-joueur amoral, à la manière de Nietzsche. Il faudra aussi quelques années pour que Daney, dans ce qu’il considérera comme Beginning of page[p. 134] les films marquants de la décennie 1970–80,51 finisse par dater Salò, ce « gag lugubre »52 comme la limite du cinéma moderne, son cran d’arrêt avant l’ère du post-modernisme.
Les années qui suivront, la réhabilitation et la reconnaissance tardive de Pasolini dans la revue sera initiée par Biette : déjà par une belle recension de La Ricotta ;53 puis dans ses interventions lors du numéro spécial (dirigé par Bergala et Jean Narboni) que la revue consacre en 1981 au cinéaste. Bergala y évoque alors ce cinéaste « deux fois impur », qui n’aura cessé d’échapper, de tous côtés, aux doctrines Cahiers, retraçant honnêtement un historique de la manière dont la revue aura « manqué » son œuvre, observant que celle-ci « apparaît de plus en plus comme l’énigme du cinéma moderne, son contemporain ».54 Pasolini, autrefois figure insaisissable, insiste dès lors comme fantôme de regret, posant à la revue, dans son « énigme », l’abyssale question de ses ornières et de ses manques.
© by the author(s)
Except for images or otherwise noted, this publication is licensed under a Creative Commons Attribution-ShareAlike 4.0 International License.© 2025 ICI Berlin Press