Copy to Clipboard. Add italics as necessaryCitation: Marco Antonio Bazzocchi, et al., «Préface», dans Pasolini. Dialogues avec la France / Dialoghi con la Francia, éd. Marco Antonio Bazzocchi, et al., Cultural Inquiry, 36 (Berlin: ICI Berlin Press, 2025), p. vii–xii <https://doi.org/10.37050/ci-36_00>

Préface

Le rapport au monde de Pier Paolo Pasolini fut intellectuel, sensuel et intranquille, voire offensif. Son rapport à la culture française, ses philosophes, son cinéma, sa littérature, emprunte les mêmes chemins, passe par les mêmes affects. Selon lui, la tradition politique française est née, pour le meilleur et pour le pire, d’une révolution dont le centralisme initial a donné forme à un État autoritaire, rationaliste et laïque, trop attaché à une seule langue. Ce même centralisme a cependant permis la constitution d’une classe dirigeante unie, condition nécessaire au développement culturel à travers une élite capable d’opposer à la grande bourgeoisie nationale une « rage » plus massive et mieux organisée que celle exprimée, en Italie, par des petites bourgeoisies fragmentées en particularismes régionaux. Mais au-delà des ponts tendus en général par l’intelligence hospitalière instinctive de Pasolini avec les cultures et les langues qui lui étaient étrangères, son rapport à la France fut, spécifiquement, celui d’une interlocution. Pasolini s’adresse à la France, l’interpelle.

Tout au long de son œuvre, dans ses romans, ses poèmes, ses essais, ses films et ses prises de position intellectuelles, Pier Paolo Pasolini n’a cessé de dialoguer avec la France. Dialogue profond, multiforme, traversé de fascination, d’opposition, de reconnaissance et de malentendus, il constitue l’un des fils invisibles mais persistants de sa trajectoire artistique et critique. Pasolini interpelle la France, la rêve, la juge, la convoque, elle constitue tantôt un horizon d’admiration, tantôt une cible polémique, tantôt encore un miroir où se reflètent les contradictions internes de la modernité occidentale. Il a interrogé la France à travers sa littérature, sa pensée, sa politique culturelle, mais aussi à travers ses silences, ses aveuglements et ses mythes. Le centenaire de la naissance de Pasolini, célébré en 2022, nous a donc paru une occasion idéale pour organiser un colloque international consacré à cet univers, afin d’éclairer la place qu’occupe la France dans l’œuvre pasolinienne. De Villon à Barthes, en passant par Sade, Stendhal, Gide et Proust, de Beginning of page[p. viii] Laforgue à Apollinaire, avec Baudelaire, Verlaine et Rimbaud, quels écrivains, quelle poésie, quelle langue, quelle théorie jouèrent pour lui un rôle, entrèrent dans sa vie, dans ses vers et dans ses images ? Avec quels cinéastes confronta-t-il ses « fulgurations figuratives », en rencontrant Jean-Luc Godard, Jean-Claude Biette et Paul Vecchiali, en écrivant un épisode français pour Uccellacci e uccellini, en filmant en 1975 Sade plutôt que Proust, Sodome plutôt que Sodome et Gomorrhe ?

Toutefois, si l’œuvre de Pasolini n’a jamais cessé de puiser dans cet imaginaire multiple, parfois contradictoire, qui fait de la culture française une instance structurante de son propre parcours intellectuel et esthétique, cette relation est loin d’être unilatérale. La France aussi a parlé de Pasolini — et continue à le faire. Depuis les années 1960, Pasolini a fait l’objet d’une attention constante dans les milieux littéraires, cinématographiques et théoriques français. Mais de quel Pasolini la France parla et parle-t-elle encore ? De quoi est fait son rêve de Pasolini ? Ni plus ni moins vrai, sans doute, que celui des Italiens, des Allemands ou des Brésiliens. Quelle fut la forme spécifique de son incompréhension, parmi toutes celles qui voilèrent longtemps l’œuvre de cet artiste érudit ? À l’inverse, de quoi est fait l’élan de l’empathie et de l’impressionnante reconnaissance à son égard au pays de Sade, Proust et Rimbaud ? Quelle postérité, vue depuis la France, pour celui qui se nomma lui-même « plus moderne que tous les modernes » ? Quelle place de « classique contemporain » lui a-t-elle été réservée sur les plateaux français et francophones depuis les premières traductions de son théâtre à la fin des années 1980 ? Par quels paliers contradictoires la cinéphilie française a-t-elle apprécié son intense production cinématographique depuis 1961 ?

C’est à ces questions que ce volume entend répondre, en réunissant les actes du colloque international Pasolini. Dialogues avec la France, organisé dans une volonté de croisement disciplinaire et de relecture critique. Les contributions rassemblées ici entendent proposer un aperçu de la richesse, de la complexité et parfois même des paradoxes du lien profond qui lie Pasolini et la France. Un lien qui engage la question plus vaste des circulations transnationales dans l’Europe du xxe siècle, et des formes que peut prendre aujourd’hui, dans un contexte radicalement transformé, la transmission d’une pensée critique, poétique et politique.Beginning of page[p. ix]

Le volume s’ouvre sur deux figures cardinales de la modernité romanesque — Stendhal et Proust — que Pasolini aborde à la fois comme modèles et comme seuils à dépasser. Dans son essai, Davide Messina reconstruit, à partir d’une lettre inédite que Pasolini avait adressée à Stendhal pour en faire la préface-dédicace de son premier roman, un parcours de cristallisation romanesque inspiré par les étapes dessinées dans De l’amour. Le voyage symbolique de Bologne à Rome devient ainsi un itinéraire de formation littéraire et sentimentale, marqué dès le départ par un échec fondateur, et s’achevant sur les lectures critiques de Barthes et Sciascia, qui viennent déstabiliser la forme romanesque elle-même. Silvia De Laude, quant à elle, met au jour l’existence, chez le jeune Pasolini narrateur, d’une « hypothèse Proust », qui coexiste un temps avec une référence dantesque plus affirmée et durable. Cette phase de cohabitation est perceptible dans les récits des années cinquante, en particulier ceux rassemblés dans Alì dagli occhi azzurri (1965), où la sensualité proustienne cède progressivement la place à une poétique populaire et éthique des borgate.

L’entrée en scène du cinéma accentue ce mouvement de mise à distance critique. Dans son article, Pierre-Paul Carotenuto analyse un épisode supprimé d’Uccellacci e uccellini, où Pasolini construit une fable satirique à l’égard de certains courants de la culture française. À travers une confrontation entre un aigle muet et un dompteur français, il oppose la « pensée sauvage » à la rationalité occidentale. Cette séquence, inspirée notamment des fables de La Fontaine, dresse un portrait féroce de l’intellectualisme bourgeois et du marxisme français, incarnés par des figures comme Sartre et Mauriac. Le panthéon ainsi caricaturé devient le symbole d’une hiérarchie culturelle figée, face à laquelle Pasolini appelle à un renouveau dans une société capitaliste en mutation.

Ce geste critique se déploie également dans l’essai de Fabien Vitali, qui interroge la dialectique pasolinienne entre le « monde de la raison » et l’« ancien monde magique » à partir de deux œuvres centrales : « L’Aigle » (1965) et Appunti per un’Orestiade africana (1970). Ces deux récits entretiennent une complémentarité inversée : le premier exalte le « la pensée sauvage » dans une perspective anti-eurocentrée, tandis que le second part d’une hypothèse eurocentrique pour tenter une synthèse entre monde ancestral et modernité. Cette Beginning of page[p. x] contradiction n’est qu’apparente : Appunti per un’Orestiade africana adopte une démarche « antilogique » qui mine sa propre thèse, annonçant la rétractation explicite du modèle rationaliste que Pasolini opérera quelques années plus tard.

Dans ce contexte, la question du langage devient cruciale. Trois essais — ceux de Cécile Sorin, Paolo Desogus et Pierre Eugène — analysent les rapports complexes entre Pasolini et les courants théoriques français. Sorin examine la réception française des allocutions de Pasolini à Pesaro, révélant à quel point ses propositions théoriques, notamment le « cinéma de poésie », échappent aux schémas de la sémiologie dominante. Cette difficulté de classement explique leur récupération ultérieure, souvent contradictoire, par des figures comme Ropars-Wuilleumier, Eizykman ou Deleuze. Desogus approfondit cette tension en examinant la critique pasolinienne du structuralisme français, entendu non comme appartenance mais comme pôle dialectique. Contre le formalisme abstrait et antiréférentiel de Barthes, Pasolini oppose une conception historique, processuelle et marxiste de la langue, qui entrelace Gramsci et Hjelmslev. Pierre Eugène, de son côté, retrace l’embarras des Cahiers du cinéma face à Pasolini, tour à tour salué pour ses intuitions sémiologiques, puis suspecté de manipulation esthétique et d’insincérité politique. L’ambiguïté de cette réception, marquée par le silence sur ses dernières œuvres, témoigne d’une inquiétude face à l’impureté provocatrice de son cinéma.

Cette inquiétude se prolonge dans les deux essais consacrés à Sartre et aux figures de la poétique africaine. Anne-Violaine Houcke montre comment l’Afrique devient, entre 1958 et 1969, un espace central de l’imaginaire pasolinien, nourri par des intertextes français — Rimbaud, Sékou Touré, Césaire, Senghor, Sartre — et traversé par la notion de « survivance ». Celle-ci, d’abord pensée comme alternative entre rationnel et irrationnel, se mue peu à peu en forme de pensée de l’altérité. Gian Luca Picconi, quant à lui, analyse l’évolution du regard de Pasolini sur Sartre. D’abord violemment critique — Sartre y est qualifié de « fasciste » en tant que symbole d’une culture bourgeoise moribonde —, le jugement pasolinien se transforme après leur rencontre en 1962, notamment sous l’influence des Damnés de la terre de Fanon. Si la poésie « Profezia » rend hommage à Sartre en explorant l’idée de violence révolutionnaire, Pasolini maintient cependant Beginning of page[p. xi] son refus de la violence comme instrument politique. Sartre devient alors « Saint Sartre », une icône muséale figée, désormais capable de scandaliser seulement par sa justification de la révolution violente.

Les derniers essais du volume approfondissent la relation critique entretenue par Pasolini avec la pensée française à travers les figures de Barthes, Foucault et Sade. Andrea Cortellessa étudie un aspect peu exploré de la relation entre Pasolini et Barthes : non pas la simple influence, mais un croisement critique autour de la question du temps, de l’image et de la mort. Il met en lumière l’attention accordée aux paradoxes temporels produits par la photographie, où s’entrelacent vie et mort, présence et disparition. Cette inquiétude face au temps figé de l’image se double, chez Pasolini, d’une réflexion sur la représentation du réel comme déchirure, comme irruption violente de la vérité. Davide Luglio explore quant à lui la place implicite mais décisive de Pasolini dans l’œuvre tardive de Barthes, notamment dans Le Neutre et La Préparation du roman. La « vitalité désespérée » pasolinienne exprime la recherche d’une écriture « neutre », irréductible et résistante proche de celle du roman dont rêve Barthes, fait de notes, de fragments et d’une tension constante entre la vie et l’écriture. Marco Bazzocchi, en s’appuyant sur Trasumanar e organizzar, propose une lecture foucaldienne du dernier Pasolini, comme figure de la « parrhésie », cette parole vraie et risquée que Foucault conceptualise au même moment. Pasolini refuse les conventions du langage poétique, les subvertit, et affirme une vérité nue fondée sur l’expérience vécue.

Enfin, Salò constitue le dernier carrefour de ce dialogue franco-pasolinien. Hervé Joubert-Laurencin s’attache à la bibliographie initiale du film, cette image de lettres blanches sur fond noir où apparaissent cinq noms français — une liste, un plan, un geste de cinéma. Julie Paquette, de son côté, interprète la figure de Sade comme un test de Rorschach : à travers lui, Pasolini dialogue avec la France comme jamais auparavant, mais c’est un dialogue qui achoppe, peut-être en raison de l’apathie sadienne et du désintéressement surréaliste — deux formes d’extériorité auxquelles Pasolini ne pourra jamais pleinement adhérer.

Les « dialogues » que retrace ce volume témoignent de la densité et de la profondeur du lien entre Pasolini et la France. Ils laissent aussi entrevoir combien d’autres confrontations, échos, gestes critiques et Beginning of page[p. xii] appropriations créatives restent à explorer. Ils ne constituent donc qu’une conversation inachevée, une étape, un relais, une invitation à poursuivre « les dialogues » qui doivent pouvoir aider à comprendre l’étrange et inextinguible actualité du poète et cinéaste italien.

Remerciements

Le colloque Pasolini. Dialogues avec la France s’est tenu à l’Université Paris-Nanterre et à Sorbonne Université les 1er et 2 décembre 2022, ainsi qu’à l’Académie de France à Rome – Villa Médicis le 12 décembre 2022. Outre l’Université Paris-Nanterre, Sorbonne Université et l’Académie de France à Rome – Villa Médicis, nous tenons également à remercier Francesca Alberti pour sa collaboration à la réalisation du colloque, l’Université de Bologne pour son soutien ainsi que l’ICI Berlin Institute for Cultural Inquiry et notamment son directeur, Christoph Holzhey, sans qui la réalisation de ce volume n’aurait pas été possible. Un grand merci aussi à Louisa Elderton et Claudia Peppel de l’ICI Berlin Press.

Marco Antonio Bazzocchi
Paolo Desogus
Manuele Gragnolati
Anne-Violaine Houcke
Hervé Joubert-Laurencin
Davide Luglio