
Salò o le centoventi giornate di Sodoma (1975) débute par un intertitre inhabituel : une bibliographie d’auteurs français célèbres ayant écrit sur Sade. La présente étude tente de prendre en considération la réalité complète de cette image immédiatement offerte au spectateur : en tant que bibliographie ; en tant que plan de cinéma ; en tant que liste de quatre hommes et une femme ; en tant que concaténation de lettres noir sur blanc.
Mots-Clés: Pasolini ; Salò ; Sade ; De Beauvoir ; Barthes ; Sollers ; fascisme
Salò o le centoventi giornate di Sodoma, dernier film réalisé par Pasolini (1975), est une coproduction franco-italienne. Son générique de début en atteste par un carton (voir figure 1). Ce carton en précède immédiatement un autre, qui donne à lire (à condition de lire vite, en dix-sept secondes dans la version italienne), une bibliographie savante d’auteurs français, contemporains du film, sur un auteur français ancien mort au XIXe siècle, manière et matière parfaitement inédites au début d’un film, voire unique dans l’histoire du cinéma mondial (voir figure 2). Sur ce second carton portera mon commentaire.

Comme la production du film, le carton bibliographique se présente, de fait, en deux langues, jusque dans ses lapsus. Bilinguisme et erreur typographique constitueraient deux anomalies pour une stèle funéraire. La Bibliographie1 de Salò n’en est certes pas explicitement une, mais elle évoque pourtant une épitaphe après qu’on a vu le film ou lorsque l’on connaît par avance la fin inéluctable de son récit. Elle prend une allure plus funèbre encore depuis novembre 2022, date Beginning of page[p. 238] de la mort du dernier des cinq écrivains cités, tous vivants en novembre 1975 au moment de la sortie du film et de la mort de Pasolini. Ils contemplaient alors malgré eux, à travers leur nomination sur le seuil de l’épouvantable récit d’un massacre, la mort inattendue de l’auteur du film. Ils sont aujourd’hui aussi morts que Pasolini et Sade et, avec eux, passés à la postérité. Dans l’ordre de leur disparition : Roland Barthes (1915–1980), Simone de Beauvoir (1908–1986), Pierre Klossowski (1905–2001), Maurice Blanchot (1907–2003), Philippe Sollers (1936–2022).

Deux fautes de frappe rendent l’inscription un instant plus humaine, moins implacable et glacée. La première est sans importance : un accent manque à « expérience » (et, en toute rigueur typographique, un accent sur les « E » majuscules des cinq « Éditions »). La seconde est un lapsus qu’aucun correcteur ou correctrice de langue française n’aurait laissé passer, mais qu’aucun spectateur français ni Beginning of page[p. 239] aucune spectatrice française ne voit facilement, en raison d’un effet de « lettre volée » qui le lui rend presque imperceptible : le plus célèbre éditeur de France, Gallimard, est orthographié « Gaimard ».
L’erreur, très probablement involontaire, devient, en tant qu’élément textuel du film soumis à l’analyse stylistique non plus « des moyens » mais « des effets », objectivement un rébus. Passer de « Gallimard » à « Gaimard » revient à couper les deux ailes (les deux « l », phonétiquement) au coq français pour le déclarer « gai ». Le latin « Gallus », d’où le patronyme de Gallimard dérive très probablement et contribue ainsi à assoir le caractère « français » de la maison d’édition, désigne à la fois le coq et le Gaulois : voir la page 703 du célèbre dictionnaire Gaffiot, lui aussi objet littéraire franco-latin comme la Bibliographie, pour ne pas dire gallo-romain. Monsieur Cournot métamorphosé en oiseau sans ailes incapable de s’élancer vers le ciel dans Uccellacci e uccellini (1966) (voir figure 3), caricature du Français issu Beginning of page[p. 240] du monde des Lettres, pourrait être identifié à cet étrange gallinacé bibliographique sans ailes nommé par erreur, un court instant du film, « Gaimard ».2Beginning of page[p. 241]

Un psychanalyste, ou un adepte de la paranoïa critique à la Dali, notera aussi que Rita Hayworth doit être profondément enracinée dans l’inconscient de Pasolini depuis son roman posthume Amado mio, tiré de son journal intime de jeunesse, puisque les deux phonèmes de cet étrange acte manqué de « Gai-mard », une fois inversés en « mard-gai » (/m ɑ ʀ/ - /g ɛ/), composent avec le nom de « Rita », le dernier mot, mystérieux, du cinéma de Pasolini, à savoir le prénom : « Mar-ghe-rita », qui se trouve entendu in extremis, en tendant l’oreille, à la fin du film Salò tandis que « Gai-mard » se trouve lu, en clignant des yeux, à son début. Ce nom de Margherita, conclusif de toute la vie et l’œuvre de Pasolini et pour cela souvent discuté, constitue la réponse à une question simple, une question, pourtant, affectée d’un très troublant bégaiement, à la fois genré et franco-italien. Deux garçons dansent ensemble. L’un dit à l’autre brusquement, en version française : « Comment s’appelle ta petite amie ? », ce qui traduit logiquement : « Come si chiama la tua ragazza ? », phrase qui se trouve bien écrite en toutes lettres dans le scénario du film (écrit en italien) et encore dans les sous-titres en italien plus tardifs (propres aux éditions dvd). Mais « Come si chiama il tuo ragazzo ? » sont les mots qu’on entend en réalité prononcer dans la version audio italienne – au grand étonnement de la plupart des auditeurs du film à qui on le fait remarquer. La réponse du second garçon est, quant à elle, toujours la même : « Mar-ghe-rita ». Ainsi, sous les ombres souveraines de Freud et de Rita Hayworth (de son vrai nom Margarita Carmen Cansino), « Gai-mard » ouvre le dernier film de Pasolini par un lapsus, tandis que Mard-Gai, ragazzo « Gallimard » inverti aux ailes coupées, en compagnie de la ragazza Rita, tous deux renommés par une formation de compromis « Mar-ghe (Rita) », le referme sur un Witz.3Beginning of page[p. 242]
Barthes, Blanchot, Beauvoir, Klossowski, Sollers sont déjà, en 1975, des noms fameux. Leur réunion est surprenante mais rassemble une partie de la République des Lettres parisienne en ce mitan des années 1970 : Tel Quel pour trois d’entre eux, le sartrisme, on le verra, par Simone de Beauvoir (ce qui ne retire rien à sa différence d’avec les quatre autres, en tant que femme, et femme revendiquée, et en tant que portant un nom aristocratique, un « de », comme le marquis de Sade), et même la plus ancienne tradition spiritualiste, appelons-la théologique défroquée, avec Klossowski. Le contenu de leurs essais, essais d’écrivains plus que de professeurs, est d’une exceptionnelle densité. Pasolini est, lui aussi, un écrivain et un critique littéraire de renom, un théoricien : en ce sens, il est l’un d’eux.
Par son principe de rassemblement, la Bibliographie de Salò ressemble à la liste de noms d’auteurs et d’œuvres qui apparaît, sous la forme de la copie photographique d’un feuillet manuscrit, à la première page de Petrolio dans sa première édition de 1992, dirigée par Aurelio Roncaglia et permise par Graziella Chiarcossi.
Or, si Graziella Chiarcossi n’apparaît pas dans Salò (mais se trouve bien, en revanche, en image dans Il Vangelo secondo Matteo, Comizi d’amore, Medea et, par sa voix — l’une des voix off d’un Dieu vengeur — dans La sequenza del fiore di carta), Aurelio Roncaglia, lui, y trouve sa place. On retrouve en effet son nom dans le tableau général du carré masculin du conte4 car il est la voix italienne du Président de Curval, lui-même incarné non par un acteur de profession mais par un écrivain, Umberto Paolo Quintavalle. Ainsi la présence des écrivains et des spécialistes de la littérature est encore plus sensible dans Salò qu’on ne pouvait l’imaginer au premier regard et rattache encore plus les deux opus majeurs du dernier Pasolini, Petrolio et Salò : c’est aussi cela que proclame la Bibliographie du film.
Dans les deux cas, la liste se présente en apparence comme très savante, voire universitaire (« Bibliografia essenziale »). Elle inverse cependant la règle académique, tant il apparaît presque systématique que les bibliographies des livres savants sont reléguées en fin de volume, Beginning of page[p. 243] laissant à penser que, si l’on s’est appuyé sur elles, c’est pour les dépasser, mais aussi qu’on n’entend pas les continuer, tandis que les listes d’artistes ouvrent un travail de dépassement par l’admiration et la continuation assumées.
Ici, dans les deux cas et plus encore pour Salò, la Bibliographie prend la place du Voi ch’entrate dantesque, cette inscription lisible sur le seuil de l’Enfer, mais fait entrer le spectateur par la littérature dans l’Enfer de la littérature. (À l’époque de la sortie de Salò, Sade n’est plus dans « l’Enfer » de la Bibliothèque nationale de France, et encore moins les Cent-vingt Journées puisque le célèbre rouleau manuscrit n’a pu être racheté par celle-ci qu’en 2021, mais l’auteur attentatoire aux bonnes mœurs a été relégué dans la réserve qui a porté ce nom d’Enfer jusqu’en 1969.)
C’est Silvia De Laude la première, et la seule, qui légende la reproduction photographique de la première page du manuscrit Romanzo-Vas-Petrolio (car tel est le titre complet du manuscrit de « Petrolio »), lors de sa troisième édition. L’édition est celle de 2005, en poche, chez Oscar Mondadori, celle dont découle une nouvelle connaissance du livre et que reprennent, avec de rares ajouts, les éditions suivantes, celle de Walter Siti en italien et celle de René de Ceccatty en français, à l’occasion du Centenaire Pasolini en 2022. Sa légende est simple mais fondamentale pour le sujet : « Elenco manoscritto di autori e opere posto all’inizio dell’autografo di Petrolio. » Il y a bien, en effet, très précisément, ouverture du livre par une liste de noms et d’œuvres : en somme, il faut nous représenter Pasolini en train d’écrire Petrolio avec, sous les yeux, son manuscrit qui s’ouvre par une bibliographie.5 Certes pas Beginning of page[p. 244] par hasard puisque son roman était un méta-roman expérimental pastichant, rediscutant et, devrait-on dire, revivant les livres recensés sur cette liste, mais le parallèle entre cette liste manuscrite devenue porte d’entrée de Petrolio et le coup de génie de la Bibliographie d’ouverture de Salò n’a pas été remarqué à sa juste valeur.
La relation intertextuelle, inépuisable, entre Salò et Petrolio peut, en quelque sorte, être résumée par les deux listes bibliographiques, qui en produisent l’allégorie. La bibliographie d’ouverture de Petrolio n’est que la mise en abyme du livre en train de s’écrire et aussi de se vivre. Afin de rendre sa bibliographie plus vivante, Pasolini en fait, dans son récit, un objet malléable et transitionnel : il invente le jeu narratif des avatars d’une valise, la valise pleine de livres d’un personnage d’intellectuel, imaginant que les titres de sa liste désignent tout simplement le contenu de cette valise (Petrolio, Appunti 6 sexies et 19 a).
Ce sont autant d’histoires, de fables et de réflexions critiques que Petrolio cite, recopie, pastiche, discute pour former l’un des plus grands palimpsestes culturels du xxe siècle. En ce sens, Salò, et en particulier sa Bibliographie, est une excroissance de Petrolio, et vice-versa.
L’homme à la valise croise dans le train, dès l’Appunto 6 sexies (éd. 1992, p. 46–49), un policier des renseignements généraux se promenant lui-même avec une valise qui contient, quant à elle, la vie réelle, sous la forme du « procès-verbal » de l’espionnage de la vie Beginning of page[p. 245] quotidienne du personnage Carlo. Dans l’Appunto 6 sexies, qui a du reste pour titre « La valigia col verbale », l’homme de la police secrète, avant de s’endormir tranquillement, constate la présence, à côté de sa valise et de son précieux procès-verbal (la vie), d’une « valise jumelle » (la littérature). Cette « valigia gemella », pleine de livres, est celle de l’intellectuel. Comme dans tout bon roman picaresque, l’homme se réveille pour constater le vol des deux valises. La Bibliographie de Salò, et Salò avec elle, constituent l’addition de la valigia col verbale et de la valigia gemella, de la valise de la vie et de la valise de la littérature, vie à travers les livres. « Et que le lecteur me pardonne si je l’ennuie avec ces choses : mais je vis la genèse de mon livre », conclut Pasolini à la fin de l’Appunto 6 sexies.
Le rapport intime, d’inclusion et presque de fusion, entre vie et récit, action et littérature est déjà présent ailleurs, dans l’épisode mythologique intime du départ de son frère cadet Guido dans le maquis. À plusieurs reprises, Pasolini raconte cet épisode autobiographique : lorsqu’il l’accompagna à la gare de Casarsa, raconte-t-il, son frère cachait un pistolet dans un livre, évidé de ses pages, « un livre de poésie », assure-t-il, « un livre de Montale » précise même un poème de 1958, rangé « dans sa petite valise », tandis que le biographe le plus informé à ce jour assure qu’il s’agissait d’un dictionnaire, lui-même accompagné des Chants orphiques de Dino Campana).6 Des vers célèbres du poème « Vittoria » rendent explicites cette relation vécue ou fantasmée entre insurrection armée et livres : « Où sont les armes ? Moi je ne connais | que celles de ma raison : | et dans ma violence il n’y a pas place || NE FUT-CE QUE POUR UNE OMBRE D’ACTION | QUI NE SOIT INTELLECTUELLE. » (Dove sono le armi ? Io non conosco | che quelle della mia ragione : | e nella mia violenza non c’è posto || NEANCHE PER UN’OMBRA DI AZIONE | NON INTELLETUALE .)7 Enfin une lettre longtemps inédite, sorte de journal intime avec lequel Pier Paolo Beginning of page[p. 246] s’adresse à son frère mort, écrite peu après l’annonce de son décès, ramène complètement l’objet valise dans la chaîne signifiante : « Dans la valise, tu avais dissimulé des armes. » (Nella valigia avevi nascosto delle armi .)8
La Bibliographie de Salò contient virtuellement d’autres titres que ceux qu’elle inscrit ; en suivant notre parallèle, on pourrait remarquer qu’elle ressemble en cela à la valise de Petrolio qui, une fois retrouvée au chapitre 19a, s’avère en partie pillée mais contient aussi, en plus du procès-verbal de surveillance issu de l’autre valise volée au même moment, de nouveaux titres d’ouvrages. Elle constitue à elle seule un contexte, un génial dehors offert à ce huis clos qu’est Salò.
Elle met en jeu, au minimum en spectacle, à partir de la nomination des cinq livres (que manifestement Pasolini avait bien lus, et relus) la réception moderne de l’œuvre du marquis de Sade en France en sa saison peut-être la plus sérieuse et la plus inventive, mais aussi celle que l’on peut tenir, rétrospectivement, pour la plus hystérisée. Cette période court approximativement sur les trente années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale, qu’on appelle parfois en France les Trente Glorieuses9 et qui va de la fin de la Guerre mondiale marquant la chute du Troisième Reich et de la République de Salò, autrement dit celle du nazisme et du fascisme, du moins sous leur forme historique étatisée, à la première grande crise du néocapitalisme, la crise du pétrole qui débute en 1973.
Lancer au spectateur d’un film italien qui, par surcroît, n’a pas encore entamé son récit en images, cinq noms d’auteurs français difficiles, écrivains réputés, polémistes et théoriciens bien propres à Beginning of page[p. 247] « therroriser »,10 suivis de cinq de leurs ouvrages majeurs, dont les titres originaux, cités en français dans le texte et sans sous-titrage, contiennent eux-mêmes, au total, sept fois le nom d’un écrivain (« Sade, Fourier, Loyola, Lautréamont, Sade, Sade, Sade »), est un acte, une action spectaculaire, et entre autres une agression, autant qu’un conseil de lecture.
« Bibliographier », consiste ici à transformer la Terreur dans les Lettres en Terreur par l’Image. C’est en tous cas le sens de la démonstration de Salò tout entier — s’il doit en posséder une — selon le témoignage de Pasolini lui-même, tel qu’il l’a exposé à son actrice Hélène Surgère lors des discussions informelles et intellectuelles qu’elle a menées avec lui pendant le tournage du film, lors des repas, des pauses et des dimanches : Sade a voulu prouver que la haute culture, l’abondance de l’écrit, du livre, pouvait terroriser la société ; en 1975, le cinéma peut montrer, et Salò devra démontrer, que l’abus de l’image peut désormais renforcer l’oppression de la population.11
Il n’est pas absurde de penser que cet usage esthétique particulier de la bibliographie n’en dise long sur l’usage habituel, académique, littéraire au sens large, de cet objet littéraire. Ainsi la liste d’ouverture de Petrolio joue-t-elle manifestement, elle aussi, un tel rôle de spectacle et de contention, d’adresse au lecteur, et au lecteur savant, au « lecteur lecteur » (qui lit beaucoup d’autres livres que celui qu’il a sous les yeux, pour qui, par exemple, le nom de « Sterne » fait jaillir des images de pages blanches ou noires, de gags parfois sinistres et de digressions immenses, le titre Les Démons de Dostoïevski une scène de crime pivotale, Les Argonautes une scène de film autant qu’une aventure de lecture, etc.) Rétrospectivement, les deux lignes « Sollers (su Dante e De Sade) / De Sade (120 Giornate [progetto]) » traduisent la relation directe, explicite, du roman au film : elles disent, dans Petrolio, que Salò existe, et fait sens, simultanément.
Élire des livres, des titres et des noms d’auteurs apparaît donc aussi important que lire ces livres. Une bibliographie, censée renvoyer à la Beginning of page[p. 248] lecture des livres nécessaires et importants, n’est pas, sauf pour les philistins, une manière de les condamner à la relégation et d’éviter de les lire, mais plutôt une manière de les métaboliser en images et en sons (leurs titres sont vus et lus « photographiquement »), en souvenirs et en anticipations, en mouvement de la pensée et en réanimations, en somme de les « réaliser », comme sait le faire le cinéma, de les cinématographier.
Le contenu des cinq livres s’avère bien, pour chacun d’eux, passionnant dans sa relation à Pasolini, et sur ce point les possibilités de travail restent très grandes, mais je ne résumerai ici que celui de Simone de Beauvoir, posant comme principe de lecture qu’il est le seul à convenir pleinement à l’idéologie de Pasolini et à consonner avec sa vision personnelle du marquis de Sade, à la différence des quatre autres, qui forment donc, par cette opposition et pas seulement par leur genre, un carré masculin mis scandaleusement en miroir avec les quatre criminels en série du film de Pasolini et du livre de Sade, ceux que Klossowski nomme, dans son livre, les « philosophes scélérats ». Quant au degré de récurrence des cinq auteurs chez Pasolini, disons brièvement, et sous réserve d’inventaire, que Barthes est sans doute sa lecture la plus ancienne, Pasolini le cite dès Le Degré zéro de l’écriture, dans les années 1950 ; Klossowski et Sollers sont cités soit dans les notes de scénario de Salò, soit dans des articles qui lui sont contemporains ; Blanchot et Beauvoir ne sont pas cités ailleurs dans l’œuvre de Pasolini.
Pour prendre en compte théoriquement la façon dont les livres sont élus et non pas seulement lus, je vais donc tenter maintenant, puisque la Bibliographie de Salò n’est pas seulement une bibliographie mais aussi un plan de cinéma, de la documenter en tant que dispositif, notamment filmique, à travers quatre questions. Elles s’en tiendront aux parerga, comme le proposait Jacques Derrida philosophant l’histoire de l’art,12 c’est-à-dire aux entours plutôt qu’à l’intérieur, à la place plutôt qu’à la forme ou au contenu, et donc à la bibliographie en tant Beginning of page[p. 249] que bibliographie (plutôt qu’addition de livres) ; plus précisément, et successivement : aux noms en tant que noms (première question), au plan en tant que plan (deuxième question), aux nombre en tant que nombre (troisième question), aux lettres noires en tant que lettres noires (quatrième et dernière question).
Peut-on interpréter la Bibliographie elle-même avant d’avoir lu les cinq livres ? (Les noms en tant que noms.)
Oui, car il suffit de prononcer les noms et les titres à haute voix, ou dans sa tête dans une salle de cinéma. Ils vibrent pour l’oreille et pour l’œil comme les « noms de pays » du Proust des Jeunes filles en fleurs. À peine cités un instant, dans ce film débutant, et ils se connectent d’eux-mêmes : « Gallimard », « Sollers », « Barthes », « Blanchot », « Klossowski », « De Beauvoir », « Lautréamont et Sade ». À condition de reconstituer ou de créer les branchements, des lumières s’allument, des sons se mettent à rimer. « Je n'eus besoin pour les faire renaître que de prononcer ces noms : Balbec, Venise, Florence »,13 écrit Proust et aussi : « [Le train pour la Normandie] s'avançait magnifiquement surchargé de noms qu'il m'offrait […] Mais si ces noms absorbèrent à tout jamais l'image que j'avais de ces villes, ce ne fut qu'en la transformant, qu'en soumettant sa réapparition en moi à leurs lois propres […] Ils exaltèrent l'idée que je me faisais de certains lieux de la terre, en les faisant plus particuliers, par conséquent plus réels. »14 « Lautréamont et Sade », « Bibliographie essentielle », « 1944–45 en Italie du Nord », « occupation nazifasciste », « Marzabotto », « Salò », répondent les écriteaux soigneusement choisis par Pasolini, extradiégétiques puis diégétiques, c’est-à-dire d’abord dans les images fixes et typographiées du générique puis en caractères toujours aussi fixes et glacés, mais insérés dans les images à peine mouvantes de la fiction commençante. L’écrit passe ainsi — de part et d’autre de l’épisode de la signature, précisément, du pacte criminel, entre les quatre hommes, des règles Beginning of page[p. 250] de l’orgie, autrement dit de la mise en page, par écrit, dans un livre, en forme de cahier rouge, la couleur du journal intime écrit par le Pasolini de ces années 1940 — du lu au vu, du mot à l’image, de l’écrit à l’écran, de l’écriteau à l’idée, jusqu’à accéder au « plus particulier, par conséquent plus réel », au réel proustien.15
Cette Bibliographie littéraire, de forme académique, est-elle cependant un vrai plan du film ? (Le plan en tant que plan.)
Oui, car un carton est toujours un peu du cinéma muet. Déjà au tout début de son premier film, Accattone, Pasolini était parvenu, en un seul plan, à disposer de la poésie sur la page blanche de l’écran, en cinéaste mallarméen. Bien avant la structure à la fois binaire et ternaire de Salò (résumée en deux chiffres attachés à deux noms, Dante et Sade, cela donne 3 multiplié par 4, qui mènent aux 120 journées étalées, dans le livre, sur quatre mois de trente jours en moyenne — n’oublions pas que ce livre est écrit en prison, lieu où l’on compte les jours ; dans le film, le cercle ternaire de Dante est multiplié par le carré binaire ou quaternaire de Sade), Accattone avait déjà changé 3 en 2 car le tercet du Purgatoire de Dante, qui évoque la petite larme du pécheur pleurée à la dernière seconde d’une vie dissolue, à travers une habile disposition des lettres noires sur fond blanc, se transformait sur l’écran en deux distiques qui se retrouvaient doublement rimés.16
En tant que carton, « intertitre » comme on dit aussi, la Bibliographie vient donc boucler l’œuvre d’un cinéaste qui ne s’est jamais refusé le bonheur de faire du cinéma muet et l’a affirmé dans certains entretiens (ainsi la moitié de Porcile et tout Medea sont-ils des films quasiment muets). Le livre de Roland Barthes cité dans la Bibliographie parle de cette sensualité du muet dès ses premières pages. Chaque intertitre, parce qu’il est une expérience écrite, affirme Barthes, est un Beginning of page[p. 251] « hoquet salutaire » venant trouer l’image mouvante qui se présente, au temps du muet, comme un « flot d’images (ce flumen orationis en quoi consiste peut-être la « cochonnerie » de l’écriture ».17 À travers la ruse de Pasolini, Barthes se retrouve lui-même écrit et décrit par le titre de son livre : c’est le rôle d’une Bibliographie que de sceller ainsi un homme à sa production ; exceptionnellement pourtant, le titre de l’ouvrage cherchait à échapper à cette identification auteur-livre en brouillant les cartes, car il n’est constitué que de noms d’écrivains, seulement assortis de virgules : « Sade, Fourier, Loyola ». Le « noir à peine écrit de l’intertitre » sauve le défilé d’images par l’« irruption désinvolte d’un autre signifiant », a écrit Barthes, et maintenant, avec Salò, c’est son livre et l’institution du Livre qui devient ce petit hoquet désinvolte « à peine écrit », trouant la vie qui passe en continu comme l’intertitre vient faire clignoter du texte dans le film muet de la vie qui ne s’arrête jamais.
Le nombre de livres contenus dans la Bibliographie a-t-il un sens ? (Le nombre en tant que nombre.)
Oui, car les quatre scélérats forment un groupe uni dans le film, un carré, en cela très fidèle au livre de Sade, et l’on peut manifestement comparer cette obsession chiffrée du Quatre à la Bibliographie. Même si elle comporte cinq titres, l’un est écrit par une femme et l’on peut démontrer, je l’ai dit, que ce livre s’oppose aux autres non seulement en raison du genre de l’autrice, mais parce qu’il propose un portrait de Sade auquel Pasolini, à la différence de ceux des quatre autres livres, pouvait s’identifier. En voici le résumé.
L’ouvrage de Simone de Beauvoir sort une première fois en 1955 sous le titre Privilèges. Le sujet commun aux trois essais qui constituent le livre rebaptisé en édition de poche, d’après le premier d’entre Beginning of page[p. 252] eux, Faut-il brûler Sade ? est de fait une critique des privilégiés, autrement dit de la bourgeoisie occidentale, argumentée selon une logique implacable, comme à l’accoutumée chez cette autrice. L’aristocratie, dans laquelle est née Sade, affirmait ses droits sans se soucier de les légitimer. La bourgeoisie, au contraire, s’est forgé une idéologie pour continuer à jouir de sa domination sur le plus grand nombre. Celle-ci consiste à faire passer pour universels ses intérêts particuliers. Le second essai s’intitule : « La pensée de droite, aujourd’hui ». Le troisième, « Merleau-Ponty et le pseudo-sartrisme », attaque violemment la position politique de Maurice Merleau-Ponty, un ancien ami proche de l’autrice. Selon Beauvoir, il écrit une philosophie qui convient aux privilégiés, notamment en raison de son incompréhension des thèses et des positions du compagnon de Beauvoir, le philosophe et gauchiste Jean-Paul Sartre.
La vision beauvoirienne de Sade n’est ni adulatrice enchantée ni moraliste pincée : elle est purement politique. Beauvoir partage cette position avec Pasolini, position assez rare dans la réception du divin marquis, comme l’a établi la thèse de Julie Paquette.18 Quelques lignes remarquables de Beauvoir permettent de saisir ce que Sade vient faire dans sa démonstration. En même temps, le très beau portrait de monsieur de Sade contenu dans ces lignes écrites par madame de Beauvoir pourrait, sans retouche aucune, décrire Pasolini lui-même :
« Sade a tenté de convertir son destin psycho-physiologique en un choix éthique ; et de cet acte par lequel il assumait sa séparation, il a prétendu faire un exemple et un appel : c’est par là que son aventure revêt une signification humaine. Pouvons-nous sans renier notre individualité satisfaire nos aspirations à l’universalité ? ou est-ce seulement par le sacrifice de nos différences que nous pouvons nous intégrer à la collectivité ? Ce problème nous touche tous. Chez Sade, les différences sont poussées jusqu’au scandale, et l’immensité de son travail littéraire nous montre avec quelle passion il souhaitait être accepté par la communauté humaine : le conflit qu’aucun individu ne peut éluder sans se mentir, on le rencontre donc chez lui sous sa forme la plus extrême. Beginning of page[p. 253] C’est le paradoxe et, en un sens, le triomphe de Sade, que pour s’être entêté dans ses singularités, il nous aide à définir le drame humain dans sa généralité. »19
Le Sade des quatre autres auteurs masculins, tous ravis par la sublimité du style de l’écrivain et par la puissance transgressive de l’homme, à la différence de celui de Beauvoir, ne peut d’évidence convenir à Pasolini qui, en bon critique littéraire, s’est clairement exprimé sur la prose du Marquis à plusieurs reprises. Pour lui, l’écrivain est peu intéressant du point de vue du style, quoique passionnant pour l’inventivité de ses structures et par son souffle désacralisateur : une phrase d’anthologie de Pasolini décrit Sade comme un « provocateur merveilleux [qui], à travers la Raison des Lumières, a désacralisé non seulement ce que les Lumières désacralisaient, mais les Lumières elles-mêmes, à travers l’usage aberrant et monstrueux de leur rationalité »20.
Ce sont bien quatre hommes que Pasolini désacralise à son tour par sa Bibliographie, quatre fétiches de la Raison française que la grande structure quaternaire de Salò va pouvoir avaler.
Certes, Pasolini décrivait déjà son film Teorema (1968), qui ressemble en plusieurs endroits à Salò, par le chiffre cinq, avec ses cinq personnages multipliés par leurs cinq visitations et leurs cinq « corollaires » ; il décrivait même son futur film, dans un entretien, comme l’histoire de cinq incestes avec Dieu.21 Mais la réaction à l’inceste divin de la bonne représentant le prolétariat est en tous points opposée à celles de ses patrons, les membres de la famille, et la sépare nettement des quatre autres, qui redeviennent ainsi un carré de bourgeois privilégiés névrosés.

Quatre hommes et une femme est aussi le choix de Marco Ferreri dans La Grande Bouffe (La grande abbuffata), sorti deux ans avant Salò, Beginning of page[p. 255] autre film parfaitement franco-italien et qui apparaît comme une autre adaptation, plus libre, à la manière de Ferreri, des Cent-Vingt Journées de Sade (voir figure 4).

Déjà Michel Delon, dans la notice des Cent Vingt Journées en Pléiade, établissait un impressionnant relevé des quadripartitions se faisant écho dans le texte sadien, fondamentalement numérologique : d’abord les tempéraments de la médecine humorale, puis les quatre humeurs corporelles, les quatre éléments, les quatre saisons, enfin les quatre points cardinaux. À sa suite, j’ai tenté de repérer, dans un ouvrages sur Salò de 2012, repris et intégré dans une monographie générale sur Pasolini en 2022, toutes les quadripartitions possibles, issues de la structure sadienne fondamentale des quatre scélérats originels, présentes dans Salò, dans sa réalisation (acteurs des corps filmés, acteurs des voix postsynchronisées et doublées, en italien et en français), et dans son paratexte (en l’occurrence, les titres en quatre mots de deux critiques de films écrites par Pasolini au moment de la préparation de son film ; les acteurs du film La Grande Bouffe ; leur rôle social dans Beginning of page[p. 256] cette fiction de Marco Ferreri ; une caricature parue dans un journal français en 1967 représentant « la tribu structuraliste », à savoir quatre penseurs fondamentaux français des années 1960–1970) (voir figure 5). La Bibliographie de Salò, en tant que plan du film, mais aussi appel à la lecture d’œuvres extérieures et d’auteurs emportant avec eux un univers de pensée critique, se situe très paradoxalement entre les deux : comme une sorte de « paratexte intratextuel ». Je présente ici un tableau général sans commentaires puisqu’il reprend des analyses préalables.22 Il ajoute quelques éléments retrouvés et offre une vue d’ensemble de la forte structuration quadripartite exposée spectaculairement par la Bibliographie au commencement d’un film lui-même hanté par le décompte numérique, à la suite du livre de Sade. Beginning of page[p. 257]
| Tempérament | Sanguin | Colérique | Flegmatique | Mélancolique |
| Personnage du livre de Sade | Duc de Blangis | Eveque de *** | Durcet | Président de Curval |
| Caractérisation sociale en 1785 | Noblesse d’épée | haut clergé | grande finance d’Ancien Régime | noblesse de robe (juge) |
| Climat | Chaud et humide | chaud et sec | froid et humide | froid et sec |
| Humeur | Sang | bile jaune | pituite | bile noire |
| Organe | Cœur | foie | cerveau | rate |
| Élément | Air | feu | eau | terre |
| Saison | Printemps | été | hiver | automne |
| Point cardinal | Est | Sud | Nord | Ouest |
| Personnage du film | Duca | Monsignore | Presidente | Eccellenza |
| Acteur en corps, caractérisation sociale en 1975 | Paolo Bonacelli, acteur | Giorgio Cataldi, borgataro, ami époque Accattone | Aldo Valetti, figurant à Cinecittà | Umberto Paolo Quintavalle, écrivain |
| Acteur des voix italiennes, caractérisation sociale en 1975 | Giancarlo Vigorelli, critique, spécialiste de Manzoni, diction « slave » | Giorgio Caproni, poète, traducteur de Proust et de Céline en italien | Marco Bellocchio, cinéaste | Aurelio Roncaglia, philologue, futur éditeur de Petrolio |
Beginning of page [p. 258] Acteur des voix françaises, autres rôles récents en 1975 | Michel Piccoli, acteur, joue dans La Grande Bouffe (Marco Ferreri, 1973) | Michel Delahaye, acteur, joue dans Femmes femmes (Paul Vecchiali, 1974) | Alain Mottet, acteur | René Arrieu, acteur |
| Intellectuels français masculins de la Bibliographie essentielle | Philippe Sollers | Roland Barthes | Maurice Blanchot | Pierre Klossowski |
| Ouvrages cités dans la Bibliographie essentielle | L’Écriture et l’expérience des limites | Sade, Fourier, Loyola | Lautréamont et Sade | Sade mon prochain. Le philosophe scélérat |
| Cercles du film | Cercle du sang | Cercle des Manies | Cercle invisible (mort, extermination) | Cercle de la Merde |
| Amis de La grande bouffe | Ugo Tognazzi, cuisinier | Marcello Mastroianni, pilote de ligne | Michel Piccoli, producteur TV | Philippe Noiret, juge |
| Substantifs des titres de deux articles contemporains | Rationalité | Géométrie | Formes | Rituel |
| Adjectifs des mêmes titres | Délirant | narratif | ambigu | religieux |
| La tribu structuraliste (dessin de Maurice Henry) | Jacques Lacan | Roland Barthes | Claude Lévi-Strauss | Michel Foucault |
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[p. 259]Comment voir à la jumelle ? (Lettres noires en tant que lettres noires.)

Il existe dans les archives photographiques de « Cinemazero », à Pordenone, une photographie de plateau noir et blanc un peu particulière. Elle reprend la posture des quatre scélérats dans le boudoir occupés à une expérience infâme sur la différence des sexes et des genres (voir figure 6). Ils se trouvent assis en tailleur sur un tapis. Le boudoir qui, chez Sade, est ce mélange de salon où l’on philosophe et de chambre à coucher utile aux ébats sexuels, fait suite, chez Pasolini, au film qui précède, érotique et orientaliste, Il fiore delle Mille e una notti, dans lequel on fait l’amour et l’on converse sur des tapis.23Beginning of page[p. 260]

Or, au portrait de ces quatre hommes sagement assis en tailleur, comme les quatre intellectuels français « structuralistes » du dessin de Maurice Henry, justement repris par Roland Barthes dans son livre autobiographique sorti pendant l’écriture du scénario de Salò,24 s’ajoute, sur la photo noir et blanc de tournage archivée à Pordenone, témoin d’une bifurcation possible de la mise en scène, une paire de jumelles utilisée par le Président de Curval (« Eccellenza »). Il ne peut que regarder la révoltante expérience perverse qu’il a suscitée : une double masturbation qui a lieu, elle aussi, à quatre. L’idée des jumelles était belle — quoique abandonnée sans doute pour son invraisemblance spatiale — car elle rimait avec l’épisode du retournement des jumelles qu’opère le Duc du haut de son fauteuil de voyeur pendant le finale Beginning of page[p. 261] tragique et grand guignol du film (il regarde brusquement les tortures par le petit bout de la lorgnette et semble en tirer satisfaction).
Si, comme le dit le témoignage d’Hélène Surgère déjà cité, la terreur par la vision explique Salò, alors cette paire de jumelles de théâtre est la matrice même du film. Le fait que le Duc les retourne reste énigmatique, ou du moins polysémique, mais peut, en première analyse, signifier au spectateur qu’il est lui-même, par ce geste, brusquement projeté au centre de la perversion de l’image. Mais à y regarder de plus près (« à la jumelle »), que se passe-t-il vraiment dans cette séquence, à cet instant, avant qu’elle ne se close, et le film avec elle, sur le mot (ou le nom) de « Marguerite ».


Les deux garçons qui dansent enlacés à la fin du film — et dont le premier interroge l’autre sur sa « ragazza » ou son « ragazzo » selon les versions française ou italienne comme on l’a rappelé, tandis que le second lui répond : « Margherita » — sont nettement reconnaissables, Beginning of page[p. 262] peu avant leur pas de danse dans la salle du haut, à l’intérieur de la cour des supplices, à condition de se forcer à regarder de près ce qui se passe en contrebas de la fenêtre aux jumelles. Claudio viole, en la prenant par derrière, l’une des filles du Président de Curval, qui avait été mariée au Duc au début du film, appelée Susanna, pendant que Maurizio, en face de lui, la tient penchée (figure 7) ; puis brusquement, aidés par d’autres collaborateurs, les deux garçons la rhabillent en trombe et la forcent à monter sur un tabouret sous une potence pour lui passer une corde au cou (figure 8) ; à ce moment précis, le Duc retourne ses jumelles : l’instant d’après, il voit la même cour mais de beaucoup plus loin, on a changé l’objectif ; ce qui se passe dans la cour a changé aussi pendant l’intervalle : les bourreaux se sont écartés et le cadavre de la jeune fille, comme dans un document de guerre, pend désormais à la corde.

D’après Laura Betti, dans un entretien donné à Roberto Chiesi en 2004, le rôle de Claudio, tenu par le jeune acteur Claudio Troccoli, Beginning of page[p. 263] aurait dû être tenu par Ninetto Davoli, mais, dit Laura, « Pier Paolo avait peur pour nous, il avait reçu des menaces et sentait le danger » (Temeva dei pericoli).25 Il est possible que Laura ait reconstruit ses souvenirs après-coup, néanmoins il est indéniable que Claudio Troccoli, mais également Maurizio Valaguzza, ont les cheveux frisés et correspondent ainsi, au-delà de Ninetto, à l’archétype du Riccetto, du garçon aux cheveux frisés présent dès les débuts de la littérature et du cinéma pasoliniens, non pas exactement Ninetto mais, comme le dit un poème de Pasolini adressé à Elsa Morante, « l’idée de Ninetto ». Par ailleurs, au moment final, lorsqu’ils dansent, leurs cheveux rapprochés ne font presque plus qu’une seule chevelure, un homme à deux têtes, Beginning of page[p. 264] et l’on se rapproche alors de l’entité divisée des Carlo : Carlo I et Carlo II de Romanzo-Vas-Petrolio, des vases communicants (figure 9).

Lorsque, plus tard, les deux garçons écoutent la radio dans la salle du haut, ils sont habillés comme dans la cour des tortures, aucun doute n’est possible (figure 10). Leur danse improvisée est donc une suite à ce que l’on a vu auparavant. Entre eux, il n’y a plus de femme (voir figures 7, 11 et 12), il n’y a plus « Susanna », qui portait le nom de la mère de Pasolini, à savoir celle qui donne la vie, et à qui ils ont donné la mort, mais seulement le nom qu’ils échangent, « Margherita », non plus un corps mais seulement une parole, un souffle de voix, entre masculin et féminin. Un retour à la lettre, au pur signifiant.

Cette lettre est celle qui se trouvait signifiée d’emblée, avant le commencement du récit en images, par les noms et les titres noir sur blanc de la Bibliographie, qui fait ainsi un retour in extremis dans le film. Beginning of page[p. 265] Après l’évaporation d’un corps entre deux corps, voici un simple nom de fleur, principe de poésie.
Le dernier faux absent de la Bibliographie, le poète d’un théâtre de mots, bien présent dans la liste, mais caché à l’intérieur du livre de Philippe Sollers, Stéphane Mallarmé, peut ainsi conclure : « Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets. »
Mais ses mots définitifs se trouvent imprimés noir sur blanc sur l’une des pages de l’un des livres de la Bibliographie de Salò : « Tu remarqueras, on n’écrit pas, lumineusement, sur champ obscur, l’alphabet des astres, seul, ainsi s’indiqua, ébauché ou interrompu ; l’homme poursuit noir sur blanc. »26 Enfin concernant l’abandon de la parole Beginning of page[p. 266] pour l’écriture, qui est aussi, explique Sollers, « la transformation de temps en espace », Mallarmé y écrit encore, toujours dans la Bibliographie si l’on ouvre l’un de ses livres : « L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots par le heurt de leur inégalité mobilisés. »27
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